|
Une montre dans la nuitLes montres de plongée connaissent un retour en grâce. Les index luminescents en sont le signe distinctif. La fourniture mondiale de leur matière lumineuse est verrouillée par deux PME d’Appenzell et de Berne.
Entraînant dans leur sillage toute une série de sous-traitants, deux discrètes PME alémaniques – et un groupe chimique nippon – règnent sur la fourniture de matière lumineuse pour l’horlogerie et profitent de l’engouement actuel pour les montres militaires et de plongée. La plus importante a rompu il y a plus de vingt ans avec des isotopes dont le souvenir hante encore toute l’industrie.
De 1918 à 1963, de Bienne à Genève en passant par La Chaux-de-Fonds, des centaines d’ouvrières ont enduit de radium, au pinceau, des aiguilles et des cadrans de peinture; au prix de graves irradiations.
La mémoire des «radiumineuses»
Un recensement de l’Université de Berne, récemment évoqué par le journal «Le Temps» dans un long récit à la mémoire des «radiumineuses» recense un millier de bâtiments ayant accueilli des ateliers de peinture au radium en Suisse, 80 sites devant encore faire l’objet d’un assainissement rien qu’à Bienne.
Luminor, Radiomir… lorsque l’un des héritiers du groupe pharmaceutique Zeller décide de rompre avec la phytothérapie familiale en 1934, il ne le fait pas à moitié. Albert Zeller lance RC-Tritec, une «start-up» dédiée à un secteur d’avenir: la radioactivité, symbole de progrès. Produit miracle? Le radium, dont la luminescence, associée à des pigments comme le sulfure de zinc, fait briller les montres dans le noir. Face à la dénonciation de la nocivité de ce «phosphore» à partir des années 1960, les manufactures – et Albert Zeller avec elles – basculent sur le tritium, plus faiblement radioactif.
La découverte qui change tout
La fin des années 1980 n’est pas lumineuse pour l’atelier d’Appenzell. Après Tchernobyl, le public ne peut plus voir la radioluminescence en peinture. Une étrange rencontre, lors d’un congrès en Chine, change la donne. «Mon père s’y voit remettre un étrange matériau», relate Albert Zeller, arrière-petit fils du fondateur. Le patron alémanique en parle au groupe japonais Nemoto, spécialiste des pigments lumineux – pensez aux panneaux «EXIT».
«Présent à une foire en Chine, mon père se voit remettre un étrange matériau»
Les deux coopèrent à la mise au point d’un cristal à base de minerais rares – comme l’europium ou le dysprosium – et qui, une fois brûlé au fourneau, présente des propriétés de céramique phosphorescente. Bingo. La découverte permet de s’affranchir de la radioactivité, avec une luminosité dix fois supérieure. En 1993, Nemoto dépose la formule du Luminova et en octroie la production sous licence à RC-Tritec, qui assure la quasi-totalité des besoins de l’industrie horlogère en «luminomatière».
Fin de l’histoire? Pas tout à fait. Car quelque part entre Bienne et Berne, d’autres irréductibles continuent d’enfermer dans des tubes de verre fin comme un cheveu du tritium gazeux, afin de transformer montres et instruments de visées – le plus souvent militaires – en arbres de Noël. Dans un atelier automatisé, situé à dix kilomètres de la centrale nucléaire de Mühleberg.
Quel que soit le prix de la montre, la poudre Luminova vient de RC Tritec
«Et rappelez-vous, pas-de-ra-dio-ac-ti-vi-té», sourit Albert Zeller en raccompagnant au seuil du stand installé à l’EPHJ, le salon des sous-traitants horlogers qui se tenait cette semaine à Genève. Celui qui relaie depuis peu son père à la barre de RC Tritec orchestre la production annuelle de quelques centaines de kilos de poudre Swiss Super-LumiNova, assez pour assurer les besoins de l’horlogerie – des montres Flic-Flac aux modèles coûtant le prix d’une berline.
«Un gramme peut suffire à illuminer entre 100 et 500 montres»
«Un gramme peut suffire à illuminer entre 100 et 500 montres», explique ce patron de 30 ans. Les prix oscillent entre 30 francs le gramme pour le «standard» à 55 francs pour les poudres de grande qualité. Soit un coût de quelques centimes pour une montre bas de gamme. Un modèle haut de gamme utilisera jusqu’à 10 milligrammes de «luminomatière». «On fournit poudre et colles, chaque atelier a sa recette et nous offrons plus de 3000 couleurs», décrit Albert Zeller, quatrième du nom. Les ingénieurs de cette société appenzelloise continuent d’améliorer les capacités du cristal magique, notamment avec l’Université de Genève.
La pose de cette résine luminescente, c’est le travail de Monyco, qui emploie 38 poseurs à La Chaux-de-Fonds. La société a été fondée en 1926 et la famille Monnier avait été la première à sonner l’alarme sur les risques du radium dans les années 1950. Depuis deux ans, Monyco dispose d’un atelier de peinture miniature à la main pour les modèles d’exception. «Compliqué, vous devez travailler en plein jour et vérifier le résultat la nuit», décrit son patron actuel, Frédéric Thierry.
À Genève, la société Billight a développé un procédé permettant de mouler en grande série cette Swiss Super-Luminova sous forme de blocs et capsules, qui formeront les index lumineux en 3D ornant le cadran ou la couronne de modèles haut de gamme. La technique avait été mise au point pour le tritium par l’inventeur Georges-André Leschot, aujourd’hui disparu et le patron actuel de cette société d’une quinzaine de collaborateurs, Stefano Nassisi.
Le souvenir de la radioactivité ne s’efface pas aussi aisément. Même RC Tritec continue ainsi d’offrir du marquage au tritium pour l’industrie médicale et offre des services de décontaminations d’anciens modèles.
Des microtubes au tritium de mb-microtec pour les montres de l’US Army
C’est la dernière entreprise qui utilise le tritium, gaz faiblement radioactif, pour illuminer les montres. Pourtant, la description des ateliers de mb-microtec, convoque d’autres souvenirs. Celles de ces artisans de Hongkong qui ont longtemps façonné, au-dessus d’un bec de gaz, les enseignes néon de l’ancienne colonie britannique. «Notre passion c’est le verre», reconnaît Roger Siegenthaler, patron de cette société fondée à la fin des années 1960 par feu Oskar Thuler.
Aujourd’hui, ses machines automatisées étirent à chaud des tubes de verre jusqu’à quelques millimètres de diamètre, enduisent leur face intérieure d’une couche phosphorescente, les remplissent de tritium avant de les découper en tronçons au laser… sans laisser échapper ce gaz nocif dont le prix approche celui de l’argent-métal. «On est les seuls à pouvoir le faire, grâce à des machines maison», explique ce Biennois.
«Tout est parti d’un appel d’offres de l’US Army avant la première guerre du Golfe»
Livrés à une cinquantaine de marques – notamment Luminox – les microtubes Triga-light représentent environ 5% du marché de l’illumination des montres. Avantage? La lumière ne décline pas au fil des heures. Et les radiations restent enfermées dans le tube.
La PME exploite ses propres montres, les Traser, dont elle sort 35 000 pièces par an. «Tout est parti d’un appel d’offres de l’US Army avant la première guerre du Golfe; le radium venait d’être banni et ils cherchaient une montre pouvant être lue durant huit heures», relate le responsable de cette PME de 180 collaborateurs. Aujourd’hui, un tiers des modèles, livrés sans logo, finissent aux poignets de forces suisses, américaines, russes ou jordaniennes. «Les Traser ont longtemps été une activité annexe; mais nous avons totalement repensé la marque depuis trois ans avec l’aide de Michel Starvaggi, un ancien de Rado», explique Roger Siegenthaler. L’objectif est de multiplier par trois la production d’ici à trois ans.
Plus de la moitié de ces microtubes autoéclairants sont destinés à d’autres utilisations – viseurs de nuit ou cockpits d’avions. Toujours aux mains de la famille Thuler, la société développe depuis 2014 une nouvelle filiale, GlencaTec, qui encapsule des composants électroniques. Une société américaine teste actuellement un capteur de tension destiné à être implanté près de l’aorte. Et enfermé dans une capsule de verre bernois.
Par Pierre-Alexandre Sallier
Tribune de Gèneve
|